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Une femme d'affaires à Versailles

Une femme d'affaires à Versailles

[ 23/07/10  - 03H00  - Les Echos  - actualisé à 10:35:08  ]

Aussi intrépide qu'ambitieuse, cette ancienne demi-mondaine bâtit, grâce à ses innombrables relations et à son audace, un véritable empire financier et artistique. Par Tristan Gaston-Breton.

TRISTAN GASTON-BRETON EST HISTORIEN D'ENTREPRISES (TRISTAN.GASTON-BRETON@KGB-CO.FR) ILLUSTRATION : PASCAL GARNIER

uand on fait une grande entreprise, on n'a point d'ennemis mais on a des envieux. Les envieux ne cherchent point à vous perdre parce que vous avez mal fait mais parce que vous faites bien. » Paris, novembre 1793. Dans la capitale, la Terreur bat son plein. Chaque jour, des dizaines de personnes sont arrêtées, le plus souvent sur un simple soupçon et, pour beaucoup, expédiées à la guillotine. Emprisonnée à la prison de La Force, Marguerite Brunet, dite « la Montansier », rédige un long mémoire pour sa défense. De quoi l'accuse-t-on ? D'avoir été, au temps de sa splendeur, proche de la reine Marie-Antoinette, l'infâme « Autrichienne », dont la tête a roulé dans le panier le 16 octobre précédent. Et plus encore d'avoir entretenu des relations avec le général Dumouriez, le vainqueur de Valmy, passé à l'ennemi en avril 1793. Une accusation grave. « Le Père Duchesne », la feuille de Jacques Hébert, se déchaîne contre la « citoyenne Montansier ». « Apprends que cette vieille balayeuse de coulisses était la première pourvoyeuse de la louve autrichienne. A Versailles, elle lui tenait complaisamment la chandelle quand elle encornaillait l'ogre capet dans sa petite loge », éructe le journal. La chute de Robespierre, en juillet 1794, épargnera à la Montansier un procès qui lui eût sans doute coûté la vie. Mais à soixante-trois ans, l'ancienne « directrice des spectacles à la suite de la cour » a eu tout le loisir de méditer sur son étonnant destin.

Qui aurait pu penser que cette fille de forgeron deviendrait la grande ordonnatrice des spectacles de la cour, mais aussi une femme d'affaires avisée dirigeant un véritable empire financier et artistique ? Née à Bayonne en 1730, Marguerite Brunet reçoit une éducation des plus classiques chez les Ursulines avant d'être placée par sa mère, à quatorze ans, chez une tante marchande de mode à Paris, dont elle reprendra plus tard le nom : Hyacinthe Montansier. Pas vraiment jolie mais pleine de charme et de vivacité, la jeune fille a vite fait de se trouver un galant en la personne de Jean-Gabriel Hurson, un conseiller au Parlement de Paris à l'avenir prometteur, qui en fait sa maîtresse. Lorsqu'en 1750 ce brillant robin est nommé intendant de la Martinique, Marguerite Brunet n'hésite pas : elle accompagnera son amant aux îles du Vent. Elle y restera trois ans à peine. Lasse d'être fidèle à Hurson, qui l'a pourtant installée dans un bel hôtel sur la rade de Fort-Royal, traînant derrière elle une réputation sulfureuse depuis qu'elle s'est lancée dans le commerce de jeunes mulâtresses, elle est, sur ordre du gouverneur, embarquée d'autorité à bord d'un vaisseau en partance pour la France. La belle, qui, à vingt-trois ans, en sait déjà beaucoup sur le monde, a soigneusement préparé son retour. Lorsqu'elle débarque à Bordeaux, vêtue d'une somptueuse robe de velours et affublé d'un cacatoès perché sur l'épaule, elle a emprunté le nom de sa tante Montansier, auquel elle a rajouté fort habilement une particule. Marguerite Brunet s'appellera désormais mademoiselle de Montansier. C'est sous cette nouvelle identité qu'elle s'installe à Paris, rue Saint-Honoré où elle ouvre un salon de jeu.

Pendant plus de dix ans, la Montansier va mener à Paris la vie d'une demi-mondaine. Peu farouche mais suffisamment éduquée pour se donner un style, se présentant comme la fille d'un avocat du Midi, elle fait très vite de son salon de jeu le point de rendez-vous de la jeunesse dorée de Paris qui, avec toute la discrétion qui sied aux gens de qualité, fournit à la belle, en échange de quelques faveurs, les subsides qui lui permettent de vivre. Il y a là quelques grands noms dont beaucoup, en effet, ne se contentent pas des charmes de sa conversation, à l'image de Louis-Phélypeaux, comte de Saint-Florentin puis duc de la Vrillière, ministre d'Etat, du marquis de Souvré, maître de la garde-robe de Louis XV, du prince de Nassau-Sarrebruck, du duc de Choiseul ou bien encore de Louis-Philippe d'Orléans, père du futur Philippe-Egalité. Sans compter une cohorte de seigneurs de moindre rang mais bien titrés. Que du beau monde en somme, dont la police, qui surveille discrètement le salon de Marguerite comme tous les lieux de plaisir de la capitale, dresse méticuleusement la liste. En digne aventurière, Marguerite a vite compris que de la qualité de ses relations dépendaient sa bonne fortune et son avenir. Admirateurs et amants se retrouvent chez Marguerite pour des soupers fins qui se prolongent jusqu'à l'aube. Lorsque les affaires vont moins bien, comme aux dernières années de la guerre de Sept Ans qui a dégarni momentanément les rangs de l'aristocratie, Marguerite ne répugne pas à recourir aux services de quelques « appareilleuses », autrement dit des mères maquerelles.

C'est là, dans l'une de ces « petites maisons », comme on appelle alors les maisons closes, que Marguerite fait la connaissance du jeune monsieur de Saint-Contest, fils du ministre des Affaires étrangères de Louis XV. Riche, amoureux de Marguerite qui a entrepris de faire son éducation, le jeune homme ne peut rien refuser à son amante. Or celle-ci, depuis quelque temps, est lasse de son existence de demi-mondaine. Un rêve l'habite : le théâtre. Non comme actrice. La belle s'y est essayée une ou deux fois lors de soirées mondaines, ne recevant que des compliments de politesse. Ce qu'elle veut, c'est avoir sa propre troupe. Les circonstances sont favorables. Depuis la Régence, le théâtre fait fureur. Partout en France, des troupes de comédiens se créent, certaines très éphémères. Pour répondre à la demande du public, nombreuses sont les villes à se doter d'une salle de spectacle. Certains acteurs sont devenus de véritables stars, à l'image de Préville, coqueluche de Paris et de la cour. L'argent de Saint-Contest offre à Marguerite une occasion inespérée de devenir propriétaire d'une troupe. Elle n'est pas la première à franchir le pas. Des femmes directrices de troupe -souvent d'anciennes actrices -, il y en a alors beaucoup. Mais la Montansier, grâce à ses relations, ira beaucoup plus loin dans cette voie, devenant un véritable entrepreneur de spectacles.

De la du Barry à Marie-Antoinette

Au milieu des années 1760, la voilà à la tête d'une troupe qu'elle produit à Nantes, à Amiens et à Rouen. Servis par des acteurs de qualité, ses spectacles rencontrent un franc succès. Quand elle n'est pas à Paris où elle soigne ses relations, la Montansier court la province, voyageant dans une voiture à quatre chevaux qui lui sert de bureau, et où elle a installé une petite table de travail pour rédiger son courrier ou annoter les innombrables pièces que lui font parvenir des auteurs en quête de gloire. Par le duc de Choiseul, qui fut son amant lorsqu'elle tenait salon de jeu et qui règne désormais sur les Affaires étrangères, la Guerre et la Marine, elle se voit ouvrir les portes des plus grandes demeures princières pour des représentations privées. Par le fidèle Saint-Contest, dont la bourse, quand il s'agit de contenter sa maîtresse, semble inépuisable, elle reprend plusieurs troupes de province. C'est grâce aux deux hommes encore, mais aussi par l'entremise de premiers gentilshommes de la chambre du Roi pour lesquels elle a eu jadis des bontés, qu'en 1768, elle fait enfin son entrée à Versailles. Cette année-là, elle prend en effet la direction du petit théâtre de la rue de Satory, obtenant dans la foulée la charge très convoitée de directrice des spectacles à la suite de la cour. La cour, bientôt le roi et la reine se pressent à ses spectacles qu'elle gère en vraie professionnelle, choisissant avec soin son répertoire et ses acteurs. Intuitive, exigeante, Marguerite s'y entend pour repérer et former des comédiens de talents. Grâce à elle, beaucoup feront par la suite de brillantes carrières, à l'image de Fleury. Ses troupes passent pour être la pépinière de la Comédie-Française, de la Comédie-Italienne et de l'Opéra. Cette réputation lui vaut de nombreux ennemis, à commencer par Préville qui, dès qu'il le peut, lui met des bâtons dans les roues. Mais ses relations sont trop solidement assurées. Outre Choiseul et quelques grands seigneurs de la cour, elle bénéficie de l'appui de madame du Barry, la dernière favorite de Louis XV.

Un temps pourtant, la Montansier pensera révolue son heure de gloire. En 1774, Louis XV meurt. Le nouveau roi, Louis XVI, et plus encore la reine Marie-Antoinette, exècrent madame du Barry, priée de quitter Versailles. A la cour, certains ne donnent pas cher de l'avenir de Marguerite, dont le nom est associé au règne du défunt roi et de sa favorite. Ses relations, une fois de plus, lui sauvent la mise. Non seulement la Montansier conserve sa charge de directrice des spectacles à la suite de la cour, mais elle obtient même du roi, en 1775, le privilège exclusif d'organiser les bals et spectacles de Versailles.

Deux ans plus tard, grâce notamment à l'appui de la reine éprise de plaisirs et qu'elle a su séduire, elle obtient un privilège bien plus important encore : le roi lui accorde pour vingt ans la régie et la direction des théâtres de Versailles, Fontainebleau, Saint-Cloud, Marly, Compiègne, Rouen, Caen, Orléans, Nantes et le Havre. Un véritable empire, qui lui rapporte plusieurs centaines de milliers de livres par an, et qu'elle gère en véritable femme d'affaires, avec pour seule aide celle de son amant de l'heure, le comédien Honoré Bourdon dit « de Neuville », qu'elle finira par épouser sur le tard. Un empire, surtout, qui ne cesse de s'agrandir de nouvelles salles, ainsi à Brunoy, Alençon, Angers, Saumur, Vendôme, Lorient ou bien encore Rennes, sans compter son « enfant chéri », la belle salle qu'elle fait construire à Versailles rue des Réservoirs, bientôt rebaptisée « théâtre Montansier », inauguré en 1777 en présence du roi et de la reine. Débordée, Marguerite crée avec Neuville une petite société, confiant la gestion quotidienne de ses salles à des régisseurs choisis avec soin.

La Révolution française jette à bas ce magnifique édifice. Tout avait pourtant si bien commencé ! Revenue à Paris en même temps que le roi et la reine, la Montansier avait en effet réussi, en 1790, à prendre possession du théâtre des Beaujolais, sous les arcades du Palais-Royal. Comme celle de la rue des Réservoirs à Versailles, la salle du Palais-Royal était rapidement devenue le point de ralliement du Tout-Paris de l'époque. Situé au-dessus de la scène, l'appartement des deux amants voyait défiler chaque soir ministres et députés. Fabre d'Eglantine était un habitué, tout comme Danton et Robespierre. Mais le climat, peu à peu, s'est dégradé. Il se murmure à Paris que son salon est devenu le lieu de toutes les intrigues. « Citoyenne, on prétend que l'esprit français s'est réfugié dans ton théâtre. Crois-moi, ne le fais pas servir à me railler», lui écrit un jour Robespierre. Marguerite a beau donner des gages de patriotisme, allant jusqu'à organiser des tournées de propagande dans la Belgique conquise par Dumouriez, elle fleure trop l'Ancien Régime pour ne pas être inquiétée. Arrêtée en 1793 malgré la protection de Danton, tous ses biens confisqués, elle ne doit son salut qu'à la chute de Robespierre.

Libérée en 1794, Marguerite n'aura de cesse de rebâtir l'empire édifié avant la Révolution. Forte des relations qu'elle entretient avec les membres du Directoire, et notamment avec Barras, le nouvel homme fort du régime, elle obtient d'importantes compensations financières qui lui permettent de créer en 1801, au théâtre Olympique de la rue de La Victoire, une nouvelle troupe de chanteurs italiens. Mais l'époque lui est de moins en moins favorable. En 1803, n'ayant jamais réussi à reconstituer sa fortune d'antan, elle est emprisonnée quelques semaines pour dettes. Les projets de Napoléon, qui veut limiter à huit le nombre de salles parisiennes, lui portent un rude coup. Obligée par décret de quitter le Palais-Royal, elle arrache à l'empereur l'autorisation d'édifier un nouveau théâtre boulevard Montmartre. Sans doute Napoléon I ers'est-il souvenu d'avoir croisé la Montansier dans son salon parisien, un jour de 1792, quand il n'était que Napoléon Bonaparte… Les Variétés du boulevard Montmartre deviennent l'ultime refuge de Marguerite. Elle y fait représenter des pièces où, de nouveau, se presse le Tout-Paris. Ayant délégué la direction de sa salle au comédien Mira Brunet, elle meurt paisiblement en juillet 1820, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

Les Echos

Source : http://www.lesechos.fr/journal20100723/lec1_saga/020683924463-une-femme-d-affaires-a-versailles.htm

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